Dans un contexte où le marché de la mode et notamment celui de l’habillement a subi de nombreuses turbulences depuis une dizaine d’années, il nous semble opportun de faire un point complet sur son évolution. Cette démarche apparaît d’autant plus nécessaire que de nouveaux acteurs sont apparus depuis quelques années en France bousculant les hiérarchies et gagnant des parts de marché dans un univers de plus en plus concurrentiel.
Afin d’y voir clair sur les tendances du marché, il est bien sûr important d’étudier les variations en valeur mais il est également indispensable de mesurer les évolutions en volume.
C’est la raison pour laquelle, l’Institut Kantar et l’Institut Français de la Mode ont décidé de conjuguer leurs expertises pour présenter une vision complète des mutations du marché. L’institut Kantar mesure les comportements d’achats des clients en détaillant les sommes dépensées, les quantités achetées et les prix payés grâce à son panel consommateurs, tandis que l’IFM mesure l’évolution mensuelle des ventes grâce à son panel distributeurs.
Nous avons choisi d’examiner plus particulièrement la période 2009-2019. Ces dix années qui ont précédé l’apparition de la crise sanitaire nous semblent révélatrices des changements qui sont apparus sur le marché français.
Un marché indéniablement en baisse en valeur quelle que soit la source
Au cours de ces dix ans, la plupart des instituts ont constaté un repli des ventes en valeur. IFM Panel, le panel distributeurs de l’Institut Français de la Mode, observe un recul de 11 %, tandis que l’INSEE indique un retrait de 4 %. L’institut Kantar évalue, quant à lui, la baisse des achats en valeur à 3 %.
Si la tendance baissière est commune à tous les instituts, des différences existent sur son ampleur en liaison avec les caractéristiques des différents outils utilisés.
-
Les données de l’INSEE issues de la comptabilité nationale sont très précieuses et fournissent un historique qui remonte jusqu’à 1959. L’étude des coefficients budgétaires de la consommation effective des ménages montrent que la part des dépenses d’habillement s’érode régulièrement : elle s’est élevée en valeur à 2,1 % en 2019, contre 2,6 % en 2009.
-
L’Observatoire économique de l’Institut Français de la Mode, dispose d’un panel distributeurs, IFM Panel. Cet outil mesure l’évolution des ventes des distributeurs qui communiquent tous les mois, de façon confidentielle, leurs chiffres d’affaires à l’IFM, ventes en ligne comprise. Les circuits de distribution suivants sont représentés : commerce de détail multimarques, chaînes spécialisées (chaînes grande diffusion d’une part et chaînes milieu de gamme ou premium d’autre part), les grands magasins (Monoprix inclus), la vente à distance et les pure players (chiffres communiqués par la Fédération du e-commerce et de la vente à distance) ainsi que les hypermarchés. Les données sont détaillées selon les principaux rayons de l’habillement et des textiles de maison.
-
L’IFM mesure l’évolution des chiffres d’affaires des distributeurs à surface comparable, ce qui peut conduire à limiter la dynamique des réseaux qui ont tendance à ouvrir des points de vente d’année en année. En outre, certaines entreprises ne souhaitent pas communiquer leurs chiffres d’affaires. Il n’en demeure pas moins que les nombreuses enseignes qui participent tous les mois au panel distributeurs, fournissent à l’IFM le chiffre d’affaires de la totalité de leurs points de vente ainsi que le courant d’affaires lié au e-commerce, ce qui assure une grande fiabilité des résultats pour les réseaux concernés.
-
L’institut Kantar utilise un panel consommateurs de 12 500 individus de 15 ans et plus. Les informations sont collectées en continu et sont représentatives de la consommation des 52,1 millions de Français de 15 ans et plus. La structure de l’échantillon (% d’individus par âge, par sexe, selon l’habitat ou la région, ainsi que selon le niveau de revenu …) est construite pour être en accord avec les données fournies par l’INSEE et ajustée chaque année selon l’évolution démographique. Les membres de l’échantillon déclarent de façon continue leurs achats réels de l’ensemble des produits Textile / Chaussures / Accessoires pour tous les destinataires.Pour chaque achat, Kantar collecte : Enseigne / Marque achetée / Caractéristiques des produits / La raison d’achat / Le mode de commande / Le prix / La quantité / Achat en promotion / Destinataires / Seconde main. La solution panel de Kantar est « consumer centric » ce qui permet de mesurer les performances du marché textile indépendamment des acteurs, en prenant en compte l’ensemble des canaux de distribution, web inclus, les phénomènes émergents, ou encore les enseignes qu’elles soient françaises ou internationales.
Progression des quantités achetées (volume) à partir de 2014
Si les ventes en valeur ont décliné ces dix dernières années, qu’en est-il de l’évolution des achats en quantités ?
La question des volumes nous semble en effet cruciale car si leurs évolutions peuvent suivre celles des valeurs, elles peuvent également s’en écarter et révéler par là-même, des mouvements de prix. En dix ans, de 2009 à 2019, Kantar a observé une hausse des volumes d’achats de 4 % dans l’habillement ce qui correspond à 2,298 milliards d’articles achetés en 2019 (vs 2,219 milliards en 2009). Il est intéressant de noter que l’amélioration des quantités achetées s’explique seulement par la croissance de la population française sur cette période de 10 ans ; le nombre d’articles achetés par individu restant stable avec environ 46 unités par an.
Nous pouvons distinguer deux sous-périodes : 2009-2013 et 2014-2019.
S’agissant des années 2009-2013, nous pouvons qualifier cette période de « moins mais mieux », Kantar estime la baisse des volumes à - 7 % accompagnée d’une hausse des prix (+ 6 %). Cette période, fait suite à la crise financière de 2007-2008 et est marquée par des changements de comportements de consommation. Le pouvoir d’achat des consommateurs se replie et l’année 2013, avec le drame du Rana Plaza au Bangladesh, a marqué les esprits.
En revanche, au cours de la période 2014-2019, les volumes consommés ont connu une croissance de 7 %, dans un contexte de forte baisse des prix (- 8 %), ce qui a pesé sur l’évolution des ventes en valeur (- 2 %).
La hausse des volumes n’est donc apparue que relativement récemment sur le marché français, à partir de l’année 2014. Elle trouve son origine dans la conjonction de plusieurs éléments.
Evolutions disparates des volumes selon les circuits
Sur cette période de 10 ans, et dans un marché qui a progressé de 4 % en volume, Kantar constate de grosses disparités selon les circuits. Les quantités achetées ont par exemple baissé de 50 % chez les indépendants et de 14 % dans les grandes surfaces alimentaires (GSA) alors que dans le même temps était enregistré + 33 % pour les chaînes de centre-ville/centres commerciaux (CCV/CCO), + 23 % pour les spécialistes du sport, + 31 % pour les soldeurs et + 64 % pour les pure players.
Logiquement, les gagnants en termes de part de marché en volume sont donc les chaînes CCV/CCO (24 % en 2009, 31 % en 2019), les soldeurs (10 %, + 2 points), les spécialistes du sport (7 %, + 1 point), les pure players (6 %, + 2 points). Les GSA perdent leur leadership en volume en passant de 30 % de part de marché à 24 %, soit une inversion presque parfaite des niveaux de part de marché avec les chaînes CCV/CCO.
Il faut noter que l’intégralité de la croissance des soldeurs, des spécialistes du sport et des chaînes de périphérie s’est amorcée seulement depuis 2014. Pour les soldeurs et les spécialistes du sport, la croissance a été surtout « organique » avec des mètres carrés supplémentaires, respectivement + 33 % et + 11 % ces 5 dernières années*. Les pure players étaient en croissance sur la période 2009-2013 (+ 24 %) et ont accéléré ensuite à + 32 % entre 2014 et 2019 et plus encore avec la crise sanitaire.
Certains circuits ne représentent qu’un poids inférieur à 2 % en volume dans les achats des individus français, à l’instar des marchés et foires, des magasins populaires ou des grands magasins. Pour ces derniers, il faut préciser que leur niveau d’activité est sensiblement plus important grâce notamment aux achats des touristes étrangers (non suivis par Kantar). Les ventes des marques de luxe et de création ainsi que celles du luxe accessible, constituant une partie importante des chiffres d’affaires communiqués à l’IFM par les grands magasins.
Les nouveaux acteurs
De nouveaux acteurs ont fait leur apparition sur le marché français, notamment en provenance de l’étranger. Certains de ces distributeurs ne sont pas des spécialistes de mode. Dans l’alimentaire, Lidl et Aldi ont le vent en poupe, tandis que les volumes d’achats auprès des discounteurs multispécialistes tels que Stokomani, Action ou Zeeman ont fortement progressé à la suite de la forte croissance du nombre de leurs points de vente.
Chez les spécialistes de mode, les enseignes internationales H&M, Zara ou Primark ont également vu leurs volumes de vente augmenter.
Du côté des ventes en ligne, certaines plateformes de E-commerce telles que Amazon continuent de voir leur activité commerciale progresser de façon soutenue. Enfin, en provenance de Chine, l’acteur Shein, positionné sur un segment de prix très bas et emblématique de ce que l’on appelle désormais l’ultra fast fashion, participe grandement à la hausse récente des volumes consommés.
Friday wear every day : le casual s’impose
Il est intéressant d’observer que selon Kantar la hausse des volumes s’est faite sous l’impulsion de la consommation de vêtements féminins qui a connu une hausse de 5 % entre 2009 et 2019, tandis que celle des hommes n’a progressé que de 1 %.
Selon le type d’article, les vêtements formels, chez la femme comme chez l’homme, ont perdu du terrain avec des chutes de 30 à 40 % pour les imperméables ou les manteaux. Les reculs étant parfois encore plus prononcés pour les costumes ou tailleurs femme. A l’inverse, la robe, le tee-shirt homme ou le sweat-shirt ont le vent en poupe, révélant l’intensification de la « casualisation » des tenues, celle-ci s’étant en outre renforcée lors de la crise sanitaire.
La crise sanitaire : un impact sans précédent
La crise sanitaire et les fermetures imposées des points de vente ont eu un impact sans précédent sur les volumes consommés. En 2020, les achats en quantités d’habillement ont ainsi subi un fort retrait de 15 % sur le marché français. En 2021, l’amélioration observée n’a pas été suffisante pour dépasser les niveaux de consommation de 2019, puisque les achats en quantité sont restés inférieurs de 8 % à ceux de 2019 (source Kantar). Cette chute des volumes s’est accompagnée d’une très légère hausse des prix moyens d’achat.
Une fois encore, la tendance moyenne masque de profondes disparités. On remarquera, à cet égard, que la crise sanitaire n’a pas empêché les acteurs positionnés sur les petits prix de poursuivre leur dynamique à l’instar de Shein, Vinted ou encore Action, dont les volumes de ventes ont continué à progresser malgré la crise.
In fine, ces nombreux changements ont également été accompagnés par des mutations profondes dans les comportements de consommation. Les achats en ligne sont montés en puissance et représentent désormais plus de 20 % du marché de l’habillement en valeur en France (21 % selon Kantar et l’IFM en 2021, contre seulement 6 % en 2009 selon Kantar). En outre, les valeurs d’éco-responsabilité font désormais partie intégrante des attentes des consommateurs, et la plupart des entreprises ont intégré ces exigences dans leur stratégie. Enfin, le développement de la seconde main ne cesse de progresser, dans un contexte où les stocks des consommateurs dans les pays les plus avancés sont très importants. Pour preuve le principal acteur de ce marché, Vinted, fait désormais partie des 20 premiers sites/enseignes d’achats de mode en France en 2021 selon Kantar.
NB : la part des invendus, qui participe à la hausse des volumes n’est pas mesurée par les différents instituts
*Source panorama Trade Dimensions.